Requins : ça commence à sentir le poisson pourri
Petit rappel des faits tout d’abord.
En février 2019, une entreprise locale de transformation de poisson est accusée par un de ses anciens salariés d’avoir rejeté pendant plusieurs années tous ses déchets de poisson en mer, plus exactement dans la baie de Saint-Paul.
Les faits se seraient produits entre 2010 et 2012.
Conditionnés dans de gros sacs en polypropylène ou « big bag », immergés à moins de 1 mille de la côte, les déchets se retrouvaient ensuite, avec le courant dominant qui tire vers le sud, transportés rapidement tout au long de la côte ouest. Sur la base de 12 à 14 « big bag » de 500kg tous les 10 jours, ce sont ainsi des centaines de tonnes de déchets qui auraient été déversés dans l’ouest de l’île, constituant un pôle d’attractivité sans précédent pour les requins.
Le but pour l’entreprise était clair : se débarrasser de ses déchets à moindre coût. Alors qu’elle donnait aux marins une petite monnaie de 30 euros par tonne de déchets évacuée, l’équarrissage lui serait revenu à 350 euros la tonne……
J’ai eu la curiosité d’aller fouiller un peu les aspects réglementaires de ce dossier. Les résultats sont édifiants.
Pour des motifs de sécurité vis-à-vis du risque requin, le préfet de la Réunion a pris le 18 juillet 2012 un arrêté « interdisant le rejet en mer de produits de la mer à l’intérieur des 2.5 milles nautiques dans les eaux territoriales de la Réunion ».
Sachant cela, il convient déjà de séparer clairement :
- La période d’avant juillet 2012 de la période soumise à cet arrêté,
- Les activités de pêche à l’intérieur des 2.5 milles nautiques de celles qui se déroulent à l’extérieur de cette limite,
- Les déchets de poisson produits en mer (dans le cadre des activités de pêche) de ceux produits à terre (dans les usines de transformation du poisson).
Dans ce dossier interviennent au moins quatre types principaux de réglementations :
- L’arrêté préfectoral n° 1022 du 18 juillet 2012,
- Le règlement (CE) n° 1069/2009 du 21 octobre 2009 « établissant des règles sanitaires applicables aux sous-produits animaux et produits dérivés non destinés à la consommation humaine »,
- La convention de Londres de 1972 « sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion de déchets et d’autres matières », et son protocole de 1996,
- Le code de l’environnement.
Considérons tout d’abord le problème des déchets de poisson produits en mer (provenant de l’exploitation normale des navires, c’est-à-dire des activités de pêche).
Avant le 18 juillet 2012, leur rejet en mer était légal.
Depuis cette date, il ne l’est plus qu’au-delà de la limite des 2.5 milles nautiques, dans la mesure toutefois où les déchets proviennent bien « d’activités de pêche de navires conformes aux règlements (CE) n° 852/2004 et (CE) n° 853/2004 » relatifs à l’hygiène des denrées alimentaires (article 2.h du règlement (CE) n° 1069/2009).
En-deçà de cette limite, ils sont désormais assimilés à des sous-produits animaux au sens de la réglementation communautaire et doivent intégrer le même circuit de traitement que les déchets produits à terre (cf. ci-après).
Passons maintenant à la partie la plus sensible de ce dossier : les déchets de poisson produits à terre (dans les usines de transformation du poisson).
Les prescriptions du règlement (CE) n° 1069/2009 du 21 octobre 2009 s’appliquent exclusivement aux déchets de poisson produits à terre ou dans la zone des 2.5 milles nautiques soumise à l’interdiction définie par l’arrêté préfectoral du 18 juillet 2012.
Il s’agit de matières exclues de la consommation humaine et considérées comme des sous-produits animaux (articles 2.1.a et 3.1. du règlement CE).
Ce sont des matières de catégorie 3 au sens dudit règlement (articles 10.e, i et j). Et en tant que telles, elles doivent être orientées vers les filières d’élimination ou d’utilisation définies à l’article 14, mais en aucun cas être rejetées purement et simplement à la mer.
Ce règlement (article 24.1) impose également aux exploitants de veiller « à ce que les établissements ou usines sous leur contrôle soient agréés par l’autorité compétente lorsque ces établissements et usines effectuent une ou plusieurs des activités suivantes : (…)
h) la manipulation de sous-produits animaux après leur collecte, sous la forme d’opérations telles que le tri, la découpe, la réfrigération, la congélation, (…) ;
i) l’entreposage de sous-produits animaux; (…) ».
Ce règlement est directement applicable dans tout Etat membre depuis le 4 mars 2011.
Et il est à noter qu’avant lui, c’est le règlement n° 1774/2002 du 3 octobre 2002 qui s’appliquait, et ce dès le 1er mai 2003 (cf. notamment son article 6.2 relatif à l’élimination ou l’utilisation des matières de catégorie 3).
La convention de Londres de 1972 est entrée en vigueur le 30 août 1975. Ratifiée par la France, elle a été remplacée en 1996 par le protocole de Londres, entré en vigueur le 24 mars 2006. Ce dernier dispose en son article 4.1.1 : « Les Parties contractantes interdisent l’immersion de tous déchets ou autres matières à l’exception de ceux qui sont énumérés à l’Annexe 1 ». Cette annexe 1 concerne les « Déchets ou autres matières dont l’immersion peut être envisagée » moyennant cependant l’octroi d’un permis prévu à l’article 4.1.2. Elle reprend bien en son point 1.1.3 les « déchets de poisson ou matières résultant d’opérations de traitement industriel du poisson ».
Cependant le protocole de Londres précise en son article 4.2 :
« Aucune des dispositions du présent Protocole ne doit être interprétée comme empêchant une Partie contractante d’interdire, en ce qui la concerne, l’immersion de déchets ou autres matières mentionnés à l’Annexe 1 (…) ». Cette dernière disposition s’est traduite en France par les articles L.218-43 et L.218-44 du code de l’environnement, lesquels disposent :
Article L.218-43 :
« L’immersion de déchets ou d’autres matières, telle qu’elle est définie à l’article 1er du protocole du 7 novembre 1996 à la convention de Londres de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion de déchets, est interdite ».
Article L.218-44 :
« I.- Par dérogation à l’article L.218-43, peut être autorisée :
1° L’immersion des déblais de dragage ;
2° L’immersion des navires, par le représentant de l’Etat en mer, dans le respect des traités et accords internationaux en vigueur.
II.- L’immersion des déblais de dragage est soumise aux dispositions des articles L.214-1 à L.214-4 et L.214-10.
III.- Les permis d’immersion régulièrement délivrés avant la publication de l‘ordonnance n° 2005-805 du 18 juillet 2005 sont maintenus jusqu’à leur expiration sans pouvoir excéder une durée de dix ans ».
Aucune dérogation à l’article L.218-43 n’est mentionnée pour les déchets de poisson produits à terre. Aucune limite de distance en mer non plus.
Par conséquent l’immersion des « déchets de poisson ou matières résultant d’opérations de traitement industriel du poisson », pour les déchets produits à terre, est interdite.
Y compris au-delà de la limite des 2.5 milles nautiques.
S’agissant des sacs en polypropylène :
- ils ne sont pas repris à l’annexe 1 du protocole de Londres,
- ils ne bénéficient d’aucune dérogation au titre de l’article L.218-44 du code de l’environnement.
Leur immersion est donc interdite, comme celle de toute matière plastique.
Les dispositions pénales qui s’appliquent, en cas d’infraction aux articles L.218-43 et L.218-44, sont décrites aux articles L.218-48 à L.218-57. En particulier :
Article L.218-48 :
« Est puni de deux ans d’emprisonnement et de 18 000 euros d’amende le fait, pour tout capitaine d’un navire, tout commandant de bord d’un aéronef ou toute personne assumant la conduite des opérations d’immersion sur les plates-formes ou autres ouvrages, de se rendre coupable d’infraction aux dispositions des articles L. 218-43 et L. 218-44.
Les personnes physiques coupables des infractions prévues par la présente section encourent également, à titre de peine complémentaire, la peine d’affichage de la décision prononcée ou de diffusion de celle-ci dans les conditions prévues à l’article 131-35 du code pénal. (…) ».
Article L.218-50 :
« Sans préjudice des peines prévues à l’article L. 218-48, si l’une des infractions a été commise sur ordre du propriétaire ou de l’exploitant du navire, aéronef, plate-forme ou autre ouvrage, ce propriétaire ou cet exploitant est puni du double des peines prévues audit article.
Tout propriétaire ou exploitant d’un navire, aéronef, plate-forme ou autre ouvrage qui n’a pas donné au capitaine, au commandant de bord ou à la personne assumant la conduite des opérations d’immersion sur la plate-forme ou autre ouvrage l’ordre écrit de se conformer aux dispositions de la présente section peut être retenu comme complice des infractions qui y sont prévues. (…) ».
Pour l’immersion des sacs en matière plastique, s’applique en sus l’article L.218-73 du code de l’environnement. Ce dernier prévoit une peine d’amende de 22 500 euros pour « le fait de jeter, déverser ou laisser écouler, directement ou indirectement en mer ou dans la partie des cours d’eau, canaux ou plans d’eau où les eaux sont salées, des substances ou organismes nuisibles pour la conservation ou la reproduction des mammifères marins, poissons, crustacés, coquillages, mollusques ou végétaux, ou de nature à les rendre impropres à la consommation ».
Bizarrement, dans ce dossier, rien ne bouge. Le ministère des outre-mer a été officiellement saisi de cette affaire dès le 3 mai 2019. On a renvoyé la « patate chaude » sur le préfet. Lequel préfet fait visiblement la sourde oreille : un mois s’est passé, sans aucune réponse.
Et dans nos chers quotidiens de la presse écrite locale, c’est le blackout total….
Le 16 mai 2019, j’ai adressé à l’administration locale un certain nombre de questions, dont celle-ci à propos des déchets de poisson produits à terre : « l’arrêté préfectoral réglementant les rejets de déchets de poisson en mer n’a été promulgué qu’en juillet 2012. Ces rejets dans la zone des 2.5 milles nautiques étaient-ils légaux avant cette date ? ».
Réponse de l’administration : « Ces rejets étaient en effet légaux. En l’absence de réglementation à l’époque, les rejets reconnus par certains opérateurs en 2009, 2010 et 2011, période durant laquelle il n’existait plus de filière de traitement des déchets de poisson à la Réunion, étaient légaux. Le TCO s’est chargé de cette tâche jusqu’en 2008. Depuis 2012, il a mis en œuvre sa propre filière. Les rejets en mer, consistant en l’immersion de sacs fermés, auraient eu lieu à plus de 25 milles nautiques (46 kilomètres) de la côte et certainement pas en baie de St-Paul, comme cela a pu être dit, puisque cela aurait supposé un détour ».
Voilà une réponse qui vaut son pesant de cacahuètes…..
Puisque les rejets en mer des usines de traitement de poisson situées à terre étaient « légaux », puisqu’il n’y avait « pas de réglementation à l’époque », qu’en est-il de la réglementation communautaire, de la convention de Londres, du code de l’environnement et des interdictions d’immersion en mer des déchets plastiques ?!
L’administration prétend qu’entre 2009 et 2011 « il n’existait plus de filière de traitement des déchets de poisson à la Réunion ».
A la Réunion, le service public d’équarrissage a été confié au Groupement de défense sanitaire (GDS) par l’Etat dès l’année 2000, le traitement se faisant à la « Sica des Sables » usine d’incinération sise dans la zone industrielle d’Etang-Salé. Et ce groupement n’a connu aucune rupture d’activité depuis cette date (confirmation obtenue auprès du directeur de GDS).
Qui plus est le président de l’entreprise de transformation de poisson incriminée prétend dans ses déclarations à la presse que selon lui de 2009 à 2011, « une partie des déchets était également traitée par l’équarrissage. Nos instructions étaient claires sur le sujet » (interview donnée à l’agence Imaz Press, 24/02/19, cf. liens précédents).
L’administration parle de 25 milles nautiques. Dans la même interview, le président de l’entreprise évoque le chiffre de 2.5 milles nautiques, la limite fixée par l’arrêté préfectoral, ce qui est quand même 10 fois moins. Nonobstant le témoignage du marin à l’origine des révélations, qui parle lui de moins de 1 mille nautique….
L’administration a la certitude (??) que les déchets n’ont pas pu être rejetés en baie de St-Paul eu égard au « détour » que cela aurait imposé.
Là encore cette déclaration questionne.
Pour arriver en baie de Saint-Paul en sortant du Port Ouest, il suffit de virer sur bâbord (à gauche) et de naviguer pendant 2 milles nautiques (soit 3.7 kilomètres). Il n’y a pas de détour à faire, et c’est évidemment beaucoup plus près que les fameux 25 milles nautiques….
Qui plus est il y avait un problème crucial de sécurité pour l’équipage. Je rappelle les propos du marin à ce sujet : « Pourquoi les jeter aussi près de la côte ? Tout simplement à cause de la structure du bateau. On ne peut décharger que d’un seul côté, celui où se trouve le portillon. Tous les sacs étaient donc entassés sur tribord. Avec 12 à 14 « big bag » sur un seul bord, la gîte du bateau était très importante. Il était donc trop risqué de s’aventurer au large, surtout à la tombée de la nuit (les rejets se faisaient généralement le soir) ».
Enfin, selon le marin impliqué dans cette affaire, les sacs en matière plastique utilisés pour transporter les déchets n’étaient en aucun cas fermés, puisque qu’il n’y avait pas….de fermeture (sacs « big bag » en polypropylène épais très résistant, du même type que ceux utilisés dans le BTP). Et cette source de pollution est loin d’être anecdotique puisque, sur la base de 12 à 14 « big bag » jetés à la mer tous les 10 jours, cela représente des centaines de sacs immergés chaque année.
Des réponses claires à ces questions sont donc indispensables : il y a quand même eu cinq personnes tuées par des requins dans l’ouest entre 2011 et 2013.
A quand une totale transparence de l’administration dans ce dossier, notamment sur les modalités de son contrôle ?!
Franchement, vous ne trouvez pas que toute cette histoire commence à sentir le poisson pourri ?
Didier DERAND