La Réunion : c’est le requin bouledogue qu’on assassine

Depuis 2013, l’ État français a lancé un programme d’abattage intensif des requins tigres et bouledogues dans les eaux de La Réunion. Pourtant en septembre 2011, les services de l’État à La Réunion avaient recommandé au préfet de ne pas dépasser un « prélèvement maximum de 10 requins ». Cela devait permettre « d’assurer la maîtrise de l’impact écologique ». En effet, « une telle éradication, en supprimant la tête d’une chaine trophique, pourrait conduire d’autres prédateurs à occuper cette position au sommet de la chaine alimentaire marine (…). Les conséquences de prélèvements massifs sur l’évolution des différentes catégories de poissons seraient difficilement prévisibles. Les prélèvements ne doivent donc pas, par leur quantité, porter atteinte aux équilibres naturels, aux écosystèmes. » (sic). Pourtant, à La Réunion c’est le requin bouledogue qu’on assassine.

Une éradication systématique

Fin octobre 2023, on a tué officiellement à 713 requins-cibles : 533 requins tigres (Galeocerdo cuvier) et 180 requins bouledogues (Carcharhinus leucas). Sans compter les prises officieuses de la pêche de plaisance, et les nombreux autres animaux capturés, dont certains issus d’espèces en danger de disparition. Tout cela à grands renforts de fonds publics. On tue systématiquement les requins tigres et bouledogues sans distinction d’âge, de taille, de sexe, et notamment les femelles gestantes qui auraient dû assurer la survie de l’espèce. Cette pêche n’a aucune limitation en durée ou en quantité de requins pêchés, En clair, la politique officielle choisie est donc bien d’éradiquer TOUS les requins tigres et bouledogues qui oseraient s’aventurer dans les eaux réunionnaises.

Une évolution catastrophique des populations d’élasmobranches

Dans une publication de 2021, Pacoureau et al. font le point sur la situation des populations d’élasmobranches (requins, raies, chimères) au niveau mondial. L’évolution est réellement catastrophique :
« [….] depuis 1970, l’abondance mondiale des requins et des raies océaniques a diminué de 71 % en raison d’une pression de pêche relative multipliée par 18. Cet appauvrissement a augmenté le risque d’extinction à l’échelle mondiale au point que les trois quarts des espèces composant cet assemblage important sur le plan fonctionnel sont menacées d’extinction. » « Nous constatons qu’à l’échelle mondiale, l’abondance des requins océaniques a diminué de 71,1 % de 1970 à 2018, à un rythme régulier de 18,2 % par décennie en moyenne. [….] Dans l’océan Indien, les effectifs de requins ont fortement diminué depuis 1970 (déclin global de 84,7%). Malgré des histoires de vie plus résiliantes, les requins tropicaux ont décliné plus fortement que les espèces tempérées (déclin global de 87,8 %). » « Il faut agir immédiatement pour empêcher l’effondrement des populations de requins et la myriade de conséquences négatives pour les systèmes économiques et écologiques associés.»

L’UICN liste trois catégories dans sa liste rouge des espèces menacées d’extinction : vulnérable, en danger et en danger critique. Ces espèces sont confrontées respectivement à un risque relativement élevé, élevé ou très élevé de disparition à court terme. Le requin bouledogue est déjà inscrit sur la liste rouge de l’UICN, dans la catégorie vulnérable. Pourtant, on continue de le massacrer sans vergogne à la Réunion.

La stratégie « K », le début de la fin

Comme le rappelle l’étude de De Barros et al. (2022), le requin bouledogue et le requin tigre ont adopté une stratégie « K » : « Les faibles taux de croissance, les grandes tailles asymptotiques, la faible fécondité et une maturité tardive font que ces populations [….] croissent à des taux remarquablement lents, même lorsqu’elles ne sont pas exploitées. Par conséquent, même de faibles niveaux de mortalité par pêche peuvent entraîner des perturbations dans la dynamique des populations, telles qu’une diminution des forces de recrutement, et provoquer des déclins ».

Cette stratégie rend les deux espèces concernées extrêmement vulnérables au programme d’abattage réunionnais qui cible en priorité les grands individus (donc les individus matures, reproducteurs), et limite gravement leur potentiel de rétablissement (Pirog et al., 2020 ; De Barros et al., 2022). Ces espèces à stratégie « K » comptent parmi les espèces les plus vulnérables et ont le potentiel de récupération le plus lent : il leur faut parfois des décennies pour se remettre de niveaux d’exploitation même modérés (De Barros et al., 2022). Or, du fait de la pêche de plaisance, les jeunes bouledogues sont aussi capturés en abondance (Jaquemet et al., 2023).

Mise en danger des espèces à l’échelle de l’océan indien

Dans leur étude génétique, Pirog et al. (2019-a) ont conclu : « Un faible flux génétique, et peut-être même un isolement complet, a été mis en évidence entre les populations de requins bouledogues de l’océan Indien occidental et du Pacifique occidental. » Cela signifie que les requins bouledogues de l’océan Indien sont une seule et même population. Le programme d’abattage local est donc susceptible d’impacter l’ensemble des requins bouledogues de la zone et les programmes de conservation mis en place dans d’autres pays.

Plusieurs études scientifiques ont établi que le requin bouledogue était, comme le requin tigre, une espèce hautement migratrice capable de déplacements de plusieurs milliers de kilomètres à travers l’océan. Cependant, la population réunionnaise serait une population plutôt résidente (Hoarau, 2023). Les requins bouledogues mâles resteraient des individus migrateurs et pourraient ainsi propager leur matériel génétique (dans la mesure évidemment où ils seraient épargnés….). Les femelles seraient majoritairement philopatriques (comportement de fidélité au site de reproduction), ce qui peut conduire à une perte de diversité génétique (Pirog et al, 2019- b ; Devloo-Delva et al., 2023).

Impact sévère du programme d’abattage réunionnais

En 2023, Jaquemet et al. corroborent l’impact sévère du programme d’abattage et de la petite pêche récréative locale sur les populations de requins bouledogues et de requins marteaux halicornes : « Pour les deux espèces, les captures du programme de contrôle des requins semblent culminer pendant la période d’accouplement, et les captures de la pêche récréative semblent culminer peu après la période de parturition [ mise bas ], ce qui suggère que les activités de pêche pourraient avoir un impact sévère sur les populations locales. »

De plus, Niella et ses coauteurs (2021) ont montré que « les prises par unité d’effort de requins bouledogues dans le programme de contrôle des requins ont significativement diminué au cours de la dernière décennie, ce qui renforce l’idée que la pression de pêche a déjà eu un impact sur la population locale. »

Toujours en 2023, une étude menée par 37 scientifiques internationaux (Devloo-Delva et al., 2023), dont le professeur Jaquemet de l’Université de La Réunion, apporte des éléments cruciaux sur l’impact des programmes d’abattage sur les populations de requins bouledogues : «[….] les populations génétiquement isolées et situées sur de petites îles [….] sont actuellement confrontées à un certain nombre de menaces, telles que les programmes d’abattage ou les prises accessoires dans les pêcheries (Glaus et al., 2015) et nécessitent une surveillance étroite, car même de faibles niveaux de prises peuvent entraîner une réduction de la population. Tout déclin de l’abondance est peu susceptible d’être reconstitué par la migration des populations voisines. »

En conclusion

Globalement, l’ensemble de ces caractéristiques fait que le programme d’abattage réunionnais a un impact sévère sur la population locale de requins bouledogues. Cela se vérifie avec la chute drastique des captures de bouledogues depuis 2016 : 48 en 2016, 23 en 2018, 12 en 2020, en 2021, seulement en 2022 …

Il est probable qu’à La Réunion l’État français ait déjà éradiqué la population locale de requins bouledogues. Pourtant, cette éradication ne sécurise rien. Alors pourquoi ? Pour permettre à une poignée de surfeurs qui ne respectent ni les règles de sécurité les plus basiques, ni la réglementation en vigueur, de continuer à jouer dans  » leurs  » vagues, dans un océan stérile débarrassé du vivant ? … Une méconnaissance évidente de leur environnement et de sa nécessaire préservation pour l’équilibre de la planète. Ou pour d’autres raisons plus sombres, qui seraient forcément liés aux énormes sommes d’argent en jeu.

Sources : d’après le courrier de l’association Vagues du 26/11/2023